Publié le 10 déc 2024Lecture 10 min
Grossesse, sevrage tabagique et dispositifs délivrant de la nicotine
Daniel ROTTEN, Paris
Les effets délétères du tabac pendant la grossesse sont multiples, que le tabagisme soit actif ou passif. Il s’agit essentiellement d’effets biologiques directs. Il existe également un mécanisme épigénétique, à l’origine d’un risque accru de pathologies et de troubles comportementaux qui se révéleront plus tard dans la vie.
Dans les pays à niveau de vie élevé, le taux de femmes qui fument pendant la grossesse a fortement diminué en quelques décennies. En France, selon les résultats de l’enquête nationale périnatale 2021, le taux de femmes qui déclarent fumer est proche de 30 % au moment où la grossesse est reconnue et de 12 % au 3e trimestre(1).
Les études épidémiologiques relèvent de grandes variations selon les segments de population analysés. Un taux plus élevé est généralement associé à un statut socio‐culturel défavorisé, à un âge plus jeune, à une plus grande parité, à de faibles revenus, à un niveau éducatif plus faible, à un plus grand isolement social, à des femmes sans partenaire ou dont le partenaire est lui‐même fumeur. Il est également plus élevé chez les femmes souffrant de dépression. Il existe de fortes disparités géographiques. Ainsi, en 2021, en France métropolitaine, le plus fort taux de fumeuses était observé dans les Hauts‐de‐France (17,2 %) et le plus bas en Île‐de‐France (5,9 %) ; il était de 6 % dans les départements et territoires d’outre‐mer(1). Certains groupes géographiques ou culturels spécifiques échappent à cette approche statistique. Par exemple, aux États‐Unis, le taux de tabagisme au cours de la grossesse des femmes de la communauté afro‐américaine est inférieur à celui des femmes caucasiennes.
Effets délétères du tabagisme
La nicotine entraîne une altération du développement placentaire, attribuée au moins en partie à une liaison au récepteur nicotinique de l’acétylcholine. La nicotine provoque une réduction transitoire du débit vasculaire utérin et dans le cordon, donc de l’apport en oxygène et de nutriments au fœtus. L’inhalation de la fumée de tabac s’accompagne en outre d’une inhalation de monoxyde de carbone, responsable d’hypoxémie.
La nicotine traverse le placenta et s’accumule dans le fœtus. Elle exerce des effets toxiques sur les tissus en développement, en particulier dans le cerveau fœtal et dans les tissus pulmonaires. Les effets périnatals du tabagisme pendant la grossesse sont résumés dans le tableau 1(2).
Fumer entraîne également l’inhalation de goudrons et de diverses toxines cancérigènes (métaux lourds, composés organiques volatils) (tableau 2).
Aides pharmacologiques au sevrage
Le risque d’effet délétère du tabac peut être substantiellement réduit si les mères arrêtent de fumer dès le premier trimestre de la grossesse. Si près de 50 % des fumeuses arrêtent spontanément de fumer à l’occasion d’une grossesse(3,4), pour les autres une aide médicale s’avère nécessaire. L’approche comportementale est proposée en priorité.
En cas d’échec, le recours à des interventions pharmacologiques est possible. Le bupropion est un antidépresseur non tricyclique, antagoniste des récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine. Il permet d’alléger les effets de manque. La varénicline est un agoniste partiel des récepteurs nicotiniques neuronaux à l’acétylcholine. Elle permet à la fois d’alléger les effets de manque et de diminuer le plaisir chez les sujets continuant à fumer. Ces deux molécules bénéficient de l’AMM « aide au sevrage tabagique », mais leur prescription est déconseillée pendant la grossesse. Ce sont donc surtout les thérapeutiques dites de substitution nicotinique (TSN) qui sont utilisées, qu’il s’agisse de formes à action rapide (gommes à mâcher, pastilles sublinguales, comprimés à sucer ou spray buccal) ou à action lente (patchs). Elles permettent de délivrer de la nicotine « pure », sans les toxines associées au tabac.
Les cigarettes électroniques ou e‐cigarettes délivrant de la nicotine ne figurent pas dans la pharmacopée ; en conséquence, leur composition n’est pas réglementée.
De nombreuses fumeuses utilisent des e‐cigarettes dans un but d’aide au sevrage, en dehors de tout contrôle médical. Elles sont convaincues que vapoter présente moins de dangers que fumer du fait de l’absence d’exposition aux goudrons et au monoxyde d’azote (auxquels expose l’inhalation des produits de combustion du tabac).
On peut cependant noter que vapoter s’accompagne de l’inhalation, en plus de celle de nicotine, de produits de combustion des arômes et des solvants contenus dans l’e‐liquide, comme le propylène glycol et le glycérol (tableau 2). L’inhalation des aérosols, hors nicotine, entraîne une dysfonction endothéliale.
Recommandations actuelles d’aide au sevrage
De nombreuses sociétés professionnelles, dont le CNGOF, conseillent de proposer des TSN aux fumeuses enceintes chez lesquelles les mesures comportementales n’ont pas permis d’arrêter l’usage du tabac. En revanche, la plupart d’entre elles (OMS, CDC américains, CNGOF) estiment qu’il n’y a pas actuellement assez de preuves scientifiques démontrant une efficacité des e‐cigarettes pour parvenir à un sevrage tabagique, et ne recommandent pas leur utilisation.
Le recours à des dispositifs délivrant de la nicotine, qu’il s’agisse de TSN ou d’e‐cigarettes, pose deux ordres de questions au cours de la grossesse : leur innocuité, mais aussi leur efficacité.
Innocuité des dispositifs délivrant de la nicotine et grossesse
TSN
La Cochrane Library a fait paraître en 2020 une métaanalyse des essais contrôlés évaluant la prescription d’une TSN associée à une approche comportementale comparée à la prescription d’une TSN seule(4). Les issues de grossesses analysées (FCS, anomalies congénitales, retards de croissance, morts périnatales, travail prématuré…) recoupent celles énumérées dans le tableau 1. Les résultats de la métaanalyse sont rassurants et ne montrent pas de différence entre les deux groupes.
e-cigarettes versus TSN
Peter Hajek et coll. ont réalisé un essai comparatif randomisé visant à comparer les TSN (sous forme de patchs de nicotine) et les e‐cigarettes(5). Plus de 1 100 femmes ont été incluses. Comme ci‐dessus, ce sont essentiellement les points énumérés dans le tableau 1 qui font l’objet des différents points analysés. Pour la presque totalité des paramètres, il n’est pas observé de différence entre les deux groupes en ce qui concerne les issues de grossesses, en particulier le taux d’accouchements prématurés. Seule différence : il y a moins de nouveau‐nés ayant un poids de naissance < 2 500 grammes dans le groupe e‐cigarettes comparé au groupe TSN (9,6 % vs 14,8 %, RR = 0,65 ; IC‐95 % : 0,47‐0,90).
Les dispositifs délivrant de la nicotine sont-ils réellement sans danger ?
Francesca Pesola et coll. ont fait une nouvelle analyse des données de l’essai de Peter Hajek et coll. présentées ci‐dessus(6). Dans cette reprise des données, ce ne sont pas les groupes constitués selon la randomisation initiale (analyse « en intention de traiter ») qui sont pris en compte. Les auteurs classent les participantes selon le dispositif qu’elles ont réellement utilisé (« as treated »). En effet, l’examen des dossiers montre que plusieurs participantes n’ont pas utilisé la méthode qui leur avait été assignée par la randomisation ; et d’autres n’ont utilisé ni l’une ni l’autre des deux méthodes… Cette réanalyse tient mieux compte des consommations réelles de nicotine. En particulier, il apparaît un groupe de femmes qui ont arrêté de fumer après l’inclusion dans l’étude mais sans utiliser d’aide pharmacologique.
Les résultats obtenus chez les femmes ayant utilisé soit des TSN, soit des e‐cigarettes sont similaires et ont donc été regroupés en tant que « femmes utilisant des dispositifs délivrant de la nicotine ».
Pour l’analyse, les participantes sont classées en quatre groupes : femmes devenues abstinentes en fin de grossesse, soit spontanément, soit avec l’aide de dispositifs délivrant de la nicotine ; et femmes toujours fumeuses en fin de grossesse, ayant utilisé ou non un dispositif délivrant de la nicotine.
Les figures 1 à 4 montrent ce qu’il en est pour le poids moyen de naissance, le taux de nouveau‐nés de poids < 2 500 grammes, le terme de naissance et le taux d’accouchements prématurés pour chacun des groupes. Pour les trois premiers paramètres (figures 1 à 3), on constate qu’il n’y a pas de différence selon que les femmes ont utilisé ou non des dispositifs délivrant de la nicotine, qu’elles soient toujours fumeuses ou abstinentes en fin de grossesse. Concernant le taux d’accouchements prématurés, il est statistiquement plus élevé chez les femmes devenues abstinentes et qui ont utilisé un dispositif délivrant de la nicotine (figure 4A). Cette différence n’est pas retrouvée chez les femmes restées fumeuses (figure 4B). Pour l’ensemble des autres paramètres analysés, il n’y a pas de différence entre les participantes, qu’elles soient toujours fumeuses ou abstinentes en fin de grossesse, et qu’elles aient été ou non utilisatrices de dispositifs délivrant de la nicotine.
Figure 1. Dispositifs délivrant de la nicotine et poids moyen de naissance (données de F. Pesola et coll.(6)).
La figure montre le poids moyen de naissance (grammes, moyenne ± écart‐type) pour chacun des 4 groupes analysés. A : femmes devenues abstinentes en fin de grossesse, que ce soit spontanément (nicotine −) ou avec l’aide de dispositifs délivrant de la nicotine (nicotine +) ; B : femmes toujours fumeuses en fin de grossesse, utilisant (nicotine +) ou pas (nicotine −) un dispositif délivrant de la nicotine. La différence entre femmes abstinentes en fin de grossesse (A) et entre femmes toujours fumeuses en fin de grossesse (B) est également figurée, avec son écart‐type. Dans les deux cas, la différence n’est pas significative.
Figure 2. Dispositifs délivrant de la nicotine et taux de nouveaunés de poids < 2500 g (données de F. Pesola et coll.(6)).
La figure montre le taux de nouveau‐nés de poids < 2 500 g pour chacun des 4 groupes analysés (pour les groupes, mêmes légendes que la figure 1). Le risque relatif d’observer un petit poids de naissance, soit entre femmes abstinentes en fin de grossesse (A), soit entre femmes toujours fumeuses en fin de grossesse (B) est également figuré. Dans les deux cas, la différence n’est pas significative.
Figure 3. Dispositifs délivrant de la nicotine et terme de naissance (données de F. Pesola et coll.(6)).
La figure montre le terme de naissance (semaines d’aménorrhée, moyenne ± écart‐type) pour chacun des 4 groupes analysés (pour les groupes, mêmes légendes que la figure 1). La différence entre femmes abstinentes en fin de grossesse (A) et entre femmes toujours fumeuses en fin de grossesse (B) est également figurée, avec son écart‐type. Dans les deux cas, la différence n’est pas significative.
Figure 4. Dispositifs délivrant de la nicotine et taux d’accouchements prématurés (données de F. Pesola et coll.(6)).
La figure montre le taux d’accouchements prématurés pour chacun des 4 groupes analysés (pour les groupes, mêmes légendes que la figure 1). Le risque relatif d’observer un accouchement prématuré, soit entre femmes abstinentes en fin de grossesse (A), soit entre femmes toujours fumeuses en fin de grossesse (B) est également figuré. Dans le cas des femmes abstinentes, la différence est statistiquement significative.
Au total, les résultats de l’étude de Francesca Pesola et coll. sont globalement rassurants. Ils ne mettent pas en évidence d’effet délétère de l’utilisation de dispositifs délivrant de la nicotine sur la presque totalité des paramètres analysés(6). À noter, cependant, un excès de prématurités chez les femmes devenues abstinentes et utilisant de la nicotine. Enfin, il n’y a pas de différence entre TSN et e‐cigarettes.
Efficacité des dispositifs délivrant de la nicotine pour le sevrage tabagique
L’efficacité des dispositifs délivrant de la nicotine pour obtenir le sevrage tabagique est le deuxième paramètre à considérer. Sur l’ensemble des essais analysés dans la métaanalyse de la Cochrane Library(4), les TSN démontrent une efficacité statistique. Le risk ratio est de 1,4 (IC 95 % : 1,08‐1,74) en leur faveur. Mais si on analyse les chiffres bruts, on observe qu’en fin de grossesse le taux de femmes abstinentes est passé de 9 % à 12 %. P. Hayek et coll. observent des chiffres de même ordre, que ce soit avec les TSN ou avec les e‐cigarettes, sans différence statistique entre les deux (4,4 % vs 6,8 %)(5). La faible efficacité des dispositifs délivrant de la nicotine pour le sevrage tabagique est une grande déception. Il faut cependant reconnaître qu’on s’adresse à un sous‐groupe de fumeuses « ultra‐résistantes », puisqu’elles n’ont pas arrêté de fumer spontanément en se sachant enceintes, que ce soit spontanément ou avec les aides comportementales.
En conclusion
Pour l’efficacité du sevrage tabagique, il n’apparaît donc pas clairement de bénéfice à associer des dispositifs délivrant de la nicotine aux mesures de soutien comportemental. Arrêter de fumer sans recours aux divers dispositifs délivrant de la nicotine est clairement la meilleure solution.
Pour les fumeuses qui le souhaitent, l’utilisation de dispositifs délivrant de la nicotine est un choix médicalement acceptable, ne paraissant pas présenter de risque important. Ils peuvent être utilisés en l’absence d’arrêt total de la consommation de tabac. Leur utilisation est moins nocive que la poursuite du tabagisme. Les TSN sont généralement préférés, car on dispose de plus de recul concernant leur sécurité d’utilisation, en particulier à long terme, en comparaison avec les e‐cigarettes. Celles‐ci ne sont pas conseillées, mais aucun effet délétère majeur n’a été observé jusqu’ici.
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